Chapitre 1
Éteindre les incendies.
Le policier
municipal nous fit signe de nous arrêter de la main.
C'était un jeune homme d'une belle allure, il portait un
uniforme irréprochable et sur la figure l'expression de
gravité que requérait la situation. La voiture de
patrouille à côté de laquelle il montait la garde,
et qui avait gardé ses lumières bleues allumées
à l'entrée du terrain de sport, était neuve et
visiblement impeccable. L'ensemble formé par l'agent et son
véhicule dégageait une agréable sensation de soin
et de prestance.
Tout le contraire de Chamorro et moi, dans notre Toyota Celica noire
avec spoiler arrière et rayures assorties. L'espace d'un
moment, le policier municipal dut penser que nous étions deux
loubards qui s'étaient trompés de fête. Il
ignorait que notre parc automobile, par la grâce du
législateur et de notre manque de budget, provenait des biens
saisis aux trafiquants de drogue et autres délinquants, et que
nous n'étions en rien responsables du choix du modèle ou
de la couleur. Nous conduisions ce qui était du goût
de nos ennemis, ce qui contribuait à l'incognito, sans doute,
mais avait aussi de multiples inconvénients. Mis à
part l'obligation de nous déplacer dans une voiture noire dans
la chaleur suffocante du mois de juillet madrilène, nous ne
pouvions assurer les révisions ni réparer les
imperfections de la carrosserie. Les concessionnaires Toyota,
sans parler des autres, demandaient pour ces deux opérations
bien plus que ce que l'unité n'était en mesure de payer.
Je n'allais pas expliquer tout cela à l'agent municipal, d'une
part parce que cela ne le concernait pas et d'autre part parce que
Chamorro et moi étions pressés. Je sortis donc mon
insigne, et le lui mis sous le nez.
⁃ Ah, passez, passez, me dit-il, un peu
décontenancé.
Je vis du coin de
l'œil Chamorro incliner la tête et lui sourire.
Était-ce par ironie malicieuse ou parce qu'elle trouvait le
gamin attirant? Je ne tentai pas d'en savoir plus.
Je menai la Toyota jusqu'au centre du terrain de sport, soulevant un
nuage de poussière considérable. Là, plus ou
moins alignées, se trouvaient l'ambulance, une Nissan de chez
nous et deux autres voitures. À première vue, le
juge n'était pas encore arrivé.
⁃ Je suis le sergent Bevilacqua,
de l'unité centrale, dis-je au garde qui était
là.
Il regarda à
peine ma carte, tout occupé par son salut. Puis il se
retourna et m'indiqua un groupe de six hommes: trois en civil,
penchés sur un corps, et deux de chez nous et un agent
municipal, qui observaient.
Ceux qui étaient inclinés sur le cadavre étaient
le médecin légiste et deux de la criminalistique du
commandement. Je connaissais déjà un des
scientifiques. Il me reconnut lui aussi.
⁃ Merde, sergent, quel honneur, me
dit-il, interrompant son travail. L'agent et le garde qui le
regardaient travailler se mirent brièvement au
garde-à-vous et nous saluèrent. Pas l'agent
municipal.
⁃ Un peu de sérieux, Ormaza, lui
répondis-je.
⁃ Sérieusement, qu'est-ce que tu fous
là? C'est rien du tout, un beauf qui a reçu un peu
de plomb parce qu'il ne payait pas ou qu'il coupait trop la
poudre. Regarde, ajouta-t-il, me montrant quelques doses.
De la blanche, et pas de la bonne. Si c'est bien ce que ça
semble être, c'est presque compréhensible.
Chamorro chercha mon
regard. Malgré sa conjecture inappropriée et
grossière, Ormaza avait raison. Ce n'était pas une
affaire pour nous. Nous étions censés nous charger
des cas difficiles, ceux qui étaient pénibles ou ceux qui
pour une raison ou une autre avaient plus d'importance. Parfois
la raison en question était simplement que les journalistes
s'étaient pris d'intérêt pour l' histoire.
Mais ici, rien ne semblait exceptionnel et on ne pouvait en attendre
plus de deux colonnes, tout au plus.
⁃ Nous éteignons les feux, expliquai-je,
de mauvaise grâce. Il semblerait que vous ayez une grosse
représentation aujourd'hui, avec tous les comédiens, et
on nous a demandé de traiter cette affaire.
⁃ Ah oui, les roumains, se souvint
Ormaza. Où ai-je la tête? Alors, c'est vous
qui vous en chargez?
⁃ En principe.
C'est ce que m'avait
dit mon chef, le commandant Pereira. Les membres du groupe des
délits contre les personnes du commandement de Madrid avaient
embarqué tous leurs effectifs dans une opération contre
des roumains qui avaient commis deux vols avec homicide dans des
lotissements de la sierra. Cela faisait des semaines qu'ils la
préparaient, et ils ne pouvaient la reporter. Notamment
parce que leur colonel s'était engagé vis-à-vis du
représentant du gouvernement à remettre le colis bien
ficelé et emballé pour qu'il soit vendu à toute la
presse,dans le but de faire taire la peur que les activités des
roumains avaient fait naître chez les riches (et parfois
influents) habitants de ces lotissements. Et juste alors, au
moment le plus inopportun, on trouvait un cadavre sur un terrain de
sport d'une petite ville du sud-est. Le colonel avait
appelé Pereira pour lui demander une faveur, et Pereira n'avait
pas pour habitude de refuser une faveur à un colonel.
Même si à l'unité centrale nous ne manquions pas de
travail. C'est ce que j'avais essayé de faire valoir
à mon chef, avec toute la prudence et toute l'humilité
possibles, mais sa réponse m'avait dissuadé d'insister:
⁃ D'après ce qu'on me dit, ça
sent le règlement de comptes. En deux ou trois jours vous
me réglez l'affaire et du même coup ils nous doivent une
faveur. Allez, Vila, prends-ça comme une
parenthèse. On n'a rien sur le feu ici.
Et donc nous nous
retrouvions là-bas, Chamorro et moi, écartés par
un ordre supérieur des affaires qui travaillaient encore nos
méninges, et affrontant avec résignation la perspective
de devoir découvrir au plus vite comment, pourquoi et aux mains
de qui cet homme d'un peu plus de quarante ans, cheveux foncés,
un mètre quatre-vingt environ, avait perdu la vie.
L'agent nous donna quelques informations complémentaires.
Le mort portait sur lui ses papiers d'identité. Il s'agissait de
Marcos Jesús Larrea Rebollo, né en 1959 à Lorca,
Murcie, et résidant à El Ejido, Almeria. On avait
déjà recherché ses antécédents: deux
arrestations pour délits contre la santé publique,
euphémisme légal pour le trafic de drogue, en attente de
jugement.
Ormaza et le médecin légiste, tout en l'analysant,
complétèrent le tableau. La mort était
semble-t-il imputable à une seule balle dans la nuque. En
attendant l'extraction du projectile, ils pouvaient seulement dire
qu'il s'agissait d'un gros calibre, et d'un coup forcément
mortel.
J'observai le mort. Chaque fois que j'en ai l'occasion (je
n'assiste pas toujours, et même rarement à la levée
du corps des morts dont je dois m'occuper), j'essaie de le faire avec
une minutie particulière. Pas seulement parce que le
cadavre raconte l'homicide, ce dont en outre nous informent toujours
bien mieux les experts, tel que le légiste et Ormaza, mais
surtout parce qu'il indique qui était la personne de son
vivant. La grosse chaîne en or, la chemise en soie
déboutonnée jusqu'au milieu du torse et le pantalon de
Marcos Larrea justifiaient jusqu'à un certain point le
qualificatif employé par Ormaza. Quant à son
visage, déformé par le rictus de la mort, il n'en
émanait qu'un muet sentiment d'horreur.
Parmi les effets du mort se trouvait un téléphone
mobile. On l'avait trouvé dans sa veste. Le
collègue de Ormaza, sur une indication de ma part, le tendit
à Chamorro. Ma partenaire, après avoir
enfilé des gants, entreprit une vérification rapide.
⁃ C'est un modèle bon marché,
dit-elle. De ceux qu'on achète pour les utiliser avec une
carte pré-payée. Bon sang, pas de chance. Il
n'enregistre que le dernier numéro composé et il n'y a
pas de registre des appels entrants. Enfin, c'est mieux que rien.
Chamorro nota le
numéro affiché sur l'écran de l'appareil et le mit
dans un sac en plastique.
Une demi-heure plus tard, le juge arriva. C'était un juge
substitut et il n'avait jamais levé de mort auparavant, mais
grâce au médecin légiste et à Ormaza tout se
déroula décemment. Une fois les formalités
remplies, le corps fut emmené et chacun retourna à ses
affaires. L'information était parvenue jusqu'au village et
cinq ou six journalistes s'étaient déjà
présentés, de ces journalistes jeunes,
inexpérimentés et mal payés qui font des piges un
peu partout pendant l'été. Nous les
esquivâmes sans grande difficulté.
La première chose que nous vérifiâmes en rentrant
à l'unité fut ce dernier numéro composé sur
le téléphone mobile de Marcos Larrea.
Étonnamment, c'était celui du bureau de la police
municipale du village où l'on avait retrouvé le cadavre.
Chapitre 2
Une brique
Selon nos informations, que nous eûmes bien des
difficultés à obtenir, le policier municipal
arrivé le premier sur les lieux, alerté par les gamins de
l'équipe de football, n'avait pas eu de meilleure idée
que d'utiliser le portable du mort pour prévenir ses
collègues. Pour ne pas devoir retourner à la
voiture, et dans l'énervement du moment, reconnut-il.
C'était le beau jeune homme qui nous avait arrêté
à notre arrivée. Je ne voulus pas le faire saigner,
parce que cela ne servait à rien et parce que nous avons tous
été une fois dans notre vie des novices et que nous avons
tous mis les pieds dans le plat.
Les choses en étant là, et dans l'attente de l'autopsie
et des autres informations du laboratoire, nous ne disposions que de
peu d'éléments pour entamer notre enquête.
Mais cela ne signifiait pas que nous étions sans
ressource. Tout d'abord, nous approfondîmes un peu les
antécédents de Marcos Larrea. À deux
reprises il avait été arrêté avec des
quantités douteuses, de celles dont on peut toujours
prétendre qu'elles sont pour la consommation personnelle.
On ne pouvait écarter la possibilité que le juge se soit
montré compréhensif et ait considéré que
l'accusé ne tentait pas de faire du trafic, mais qu'il en avait
seulement gardé un peu sur lui pour ne pas ressentir l'angoisse
d'être sans combustible. En attendant, Larrea était
parvenu à ce qu'on le laisse en liberté, dans l'attente
de ses deux jugements. Cependant, je ne pus m'empêcher de
remarquer que la deuxième fois, il avait été
arrêté avec plus de grammes en sa possession que la
première. Je notai également, sait-on jamais, le
nom de l'individu arrêté avec lui à cette
occasion. Il s'agissait de Raúl Castro Castro,
résidant comme lui à El Ejido, connu pour six faits de
drogue et trois utilisations illégitimes de véhicules
à moteur. Il était évident que Marcos
n'avait pas que des bonnes relations.
Tandis que je fouinais dans le passé délictuel du
défunt (ou présumé délictuel, puisqu'il
n'avait jamais été condamné fermement), je
chargeai Chamorro de la tâche la plus ingrate. Non
seulement parce que c'est ce à quoi servent les galons, mais
aussi parce qu'elle était bien meilleure que moi dans ce
rôle. Je ne peux m'empêcher de trouver violent
d'appeler la femme de quelqu'un par téléphone pour lui
annoncer que son mari a été retrouvé le ventre
à l'air en rase campagne. Je ne peux pas éviter de
penser que c'est une nouvelle qu'il faudrait toujours aller annoncer en
personne, afin d'offrir son épaule à la veuve, si elle en
a besoin. Mais les choses sont ce qu'elles sont, et lorsque
l'intéressée vit à six cents kilomètres,
nous ne disposons ni du temps ni de l'argent pour nous rendre aussi
loin, et il n'est jamais facile de faire en sorte qu'un autre y aille.
Après avoir parlé à la veuve pendant environ
quinze minutes, Chamorro vint me faire son rapport.
⁃ Larrea est parti pour Madrid
avant-hier. Selon sa femme, pour affaires. Il travaillait
dans la vente de voitures. Neuves et d'occasion, importées
d'Allemagne. Il venait par ici assez souvent, visiblement.
⁃ Comment a-t-elle pris la nouvelle?
Chamorro m'observa
fixement. Un reproche? Peut-être.
⁃ Et bien, dit-elle, j'ai connu pire. Sa
première réaction a été « ce
n'est pas possible », ce qui est plus ou moins normal.
Puis, un silence épais, pendant qu'elle assimilait. Et le
reste de la conversation, d'une voix faible entrecoupée de
sanglots.
⁃ Tu lui as dit où il est?
⁃ Oui, elle va venir. Quand elle aura
trouvé un endroit pour ses enfants.
⁃ Combien?
⁃ Deux. Un de neuf ans et un autre de
onze ans.
⁃ C'est un sale âge pour perdre son
père.
⁃ Il y a un bon âge pour ca?
Je regardai
Chamorro. J'aimais quand elle se montrait caustique.
⁃ Non, reconnus-je. Et puisque
ça ne change rien, ça n'a pas d'importance non plus si le
vieux est un fils de pute. On le regrette inévitablement.
⁃
Pour une fois, je savais de quoi je parlais. Depuis ma prime
enfance je n'avais plus vu le visage de mon père, et j'avais
vécu ainsi jusqu'à aujourd'hui. Mais l'heure
n'était pas à la nostalgie. Je racontai à
Chamorro ce que j'avais découvert, et avec ces quelques
éléments, je la mis au défi:
⁃ Allez, Chamorro, lance-moi une
hypothèse.
Ma partenaire acceptait
généralement ces défis avec
réticence. D'une part elle était trop prudente pour
se précipiter en suppositions; d'autre part elle semblait
percevoir en mon attitude une inconvenante dose de jeu et de
passe-temps à ses dépends. Et je dois confesser
qu'elle n'avait pas tout à fait tort, même si j'y voyais
aussi un autre intérêt: j'aimais sa façon de
réfléchir. Elle faisait preuve d'une rigueur
d'analyse dont je n'avais jamais été capable.
⁃ Et bien je crains de n'avoir
aucune idée originale, reconnut-elle. Comme l'a dit
Ormaza, ça ressemble à la routine. Avec en plus
cette affaire de voitures importées. Plus pourri, c'est
impossible.
Il est vrai qu'un pourcentage élevé des
délinquants sur lesquels nous tombions disait se consacrer, ou
se consacrait réellement, au trafic de voitures d'occasion, en
particulier depuis qu'en Europe il n'y avait plus de frontières
et qu'on pouvait les faire aller et venir, sans obstacle, et
transportant de tout dans le bas de caisse ou le coffre.
⁃ Et la scène du crime?
⁃ Je peux me tromper, mais je pense qu'on a
affaire à un cas typique de corps déplacé.
Va savoir où il a réellement été tué.
Il y avait du vrai dans
ce qu'elle disait. A Madrid, même si la juridiction du
Corps se limitait à la zone rurale, une bonne partie des morts
qui revenaient à des gens de chez nous venaient des villes, ou
bien c'est là qu'il fallait chercher les clés pour
résoudre les affaires. C'est un phénomène
commun à toutes les grandes zones urbaines. Les cadavres
sont rejetés à la périphérie. Soit on
choisit la campagne pour savourer le plaisir du délit, soit on y
va pour se défaire plus sûrement du cadavre et semer
quelques doutes.
⁃ Mais c'est vrai, l'endroit est
un peu étrange, poursuivit Chamorro. Bien qu'il n'y ait
aucune clôture, et même si la nuit ça doit
être assez peu animé, je ne vois pas
l'intérêt d'entrer ici en voiture, en laissant en plus
dans le sable des empreintes de pneus, qui peuvent toujours nous
être utiles.
⁃ Tout dépend de la mise en scène
qu'ils ont voulue, dis-je.
⁃ De toutes façons je ne comprends pas.
⁃ Ils ont aussi bien pu lui régler son
compte ici. Si quelqu'un a entendu le coup de feu, il aura
pensé à un pétard. Et pour ce qui est de la
voiture, va savoir à qui elle appartient.
Ce point fut
résolu un peu plus tard. D'après la largeur des
pneus et la marque qu'ils avaient laissée, il s'agissait de ceux
qui sont montés de série, entre autres, sur les BMW comme
celle avec laquelle la victime avait voyagé jusque Madrid.
Selon nos informations, elle avait été retrouvée
carbonisée, le matin même, dans le fossé d'une
route secondaire à une dizaine de kilomètres du village.
⁃ Cramée jusqu'au
châssis. C'est ainsi que nous la décrivit
Bermúdez, l'agent du commandement de Madrid, affecté
à l'unité anti-drogue, qui nous appela pour nous en
informer.
⁃ On l'a déjà enlevée? lui
demandai-je.
⁃ Pas encore.
⁃ Ça ne te dérange pas si on
passe la voir?
⁃ Bien sûr que non, répliqua
Bermúdez. Ceux d'ici nous ont demandé de vous
prévenir. Et de vous transmettre leurs excuses pour vous
avoir mis dans ce merdier. La vérité c'est qu'ils
sont dans de sales draps, les pauvres. A l'heure où on
parle ils ont fait le plein de méchants et il n'y a qu'une seule
traductrice roumaine. Tu sais comment ça se passe dans ces
cas-là.
Je le savais, et je
l'avais souvent vécu. J'avais même dû, une
fois, payer une interprète moldave très peu bilingue avec
une partie de l'argent saisi sur son compatriote suspect.
C'était illégal, bien sûr, mais j'avais besoin de
l'interroger de manière urgente.
Quand nous arrivâmes à l'endroit qu'on nous avait
indiqué, Bermúdez nous attendait dans sa Fiat
Coupé jaune.
⁃ Salut, nous dit-il, en
descendant de voiture. Je profitais un peu de l'air
conditionné de la voiture. Il fait une chaleur insupportable.
Il avait raison. Il était quatre heures et demie de
l'après-midi et l'air était brûlant. La
vision de ce qu'il restait de la BMW de Marcos Larrea rendait plus
intense et pénible encore la sensation de chaleur.
⁃ Tu l'as déjà
fouillée? lui demandai-je.
⁃ Moi non, me dit-il en haussant les
épaules. Le feu a effacé tout ce qui pouvait
m'intéresser. Je vous la laisse.
Dans le coffre
restaient d'infimes résidus de vêtements et d'une valise
(les fermetures, une poignée qui n'avait pas totalement
brûlé). Dans le reste de la voiture, la seule chose
que nous trouvâmes était une brique.
⁃ Merde, s'exclama
Bermúdez, en la voyant. J'ai compris.
Chapitre 3
Comme un imbécile
⁃ C'est un truc qui est assez
à la mode, ces derniers temps, expliqua Bermúdez,
tandis qu'il essuyait la sueur de son front. Un petit malin s'est
rendu compte que s'il prend une brique creuse comme celle-ci, qu'il
l'enveloppe dans du papier grossier et qu'il recouvre tout de ruban
adhésif, le résultat donne plus ou moins le poids et la
consistance extérieure d'un paquet de drogue.
⁃ Et? demanda Chamorro.
⁃ Et il n'y a plus qu'à trouver le gland
qui y croit.
⁃ Mais la tromperie ne peut pas durer,
déduisit ma partenaire. Dès qu'on ouvre le colis,
c'est une autre chanson.
Bermúdez sourit.
⁃ Voilà le hic. Il ne
faut pas laisser la victime l'ouvrir. Parfois, on profite de la
confiance étabie auparavant. D'autres fois, la brique ne
sert qu'à faire montrer l'argent aux clients. Et quand
l'arnaqueur a le fric en mains, le pigeon est prêt à se
faire manger.
⁃ Tu crois que c'est ce qui s'est passé
ici? demandai-je.
⁃ Ça m'en a tout l'air. Notre ami
Larrea vient d'Almeria pour faire quelques achats. Il exige de
voir la marchandise. On lui sort la brique emballée.
Il fait confiance aux fournisseurs, ou il n'ose pas l'ouvrir parce
qu'il est un provincial et qu'il n'est pas habitué à ce
genre de transactions. Il sort l'argent et signe son arrêt
de mort. Bam. Ce ne serait pas la première fois que
quelque chose de semblable se produit.
Les types expérimentés comme Bermúdez sont
toujours d'une grande aide. Dans le travail de police comme dans
la vie, ce que tu as vu t'est toujours plus utile que ce que tu
es capable de voir. Puisqu'il était là, je tentai
d'en tirer le plus grand parti possible.
⁃ Et qui a pu faire ça,
selon toi?
Bermúdez se
gratta la joue. Sa barbe n'était pas faite.
⁃ Des gens violents, sans respect pour la vie,
déduisit-il. Il faut être comme ça, pour
régler une arnaque avec une balle. Ils n'entubent pas pour
s'éviter de faire du mal, mais pour finir le travail avec le
maximum d'avantages. Et une fois terminé, pas de
témoin. Le plus probable, c'est qu'ils viennent d'un pays
où la vie n'a pas beaucoup de valeur. Tu sais desquels je
parle, et on ne manque pas de visiteurs de là-bas.
Je le savais, et cela me dérangeait. Il est toujours
préférable qu'un homicide soit commis par quelqu'un
d'intégré dans la société, et auquel on
peut accéder par des chemins divers, depuis son contrat
d'électricité jusqu'à sa déclaration de
contributions en passant par la taxe de circulation de sa
voiture. Devoir chercher parmi des étrangers sans papier
est toujours une difficulté supplémentaire, même
s'il existe des moyens de la surmonter.
⁃ Ferme un peu l'éventail,
demandai-je à Bermúdez. À ton avis, de quel
pays peuvent-ils être?
⁃ Et bien, vu leurs méthodes, et
puisqu'ils étaient ici en tant que grossistes en cocaïne,
raisonna Bermúdez, le plus probable est qu'ils soient
sud-américains. Colombiens, vénézueliens,
boliviens, … . Mais on ne peut pas écarter qu'ils
soient turcs, ou bulgares, ou tout ce que tu veux.
⁃ Ou espagnols, intervint Chamorro.
Bermúdez
acquiesça.
⁃ Bien sûr. Des
tarés et des salauds, il en naît partout. Mais ceux
d'ici ne tuent pas s'ils peuvent l'éviter. Ils savent que
nous sommes là, et que quand il y a un mort on bosse.
À Bogotá ou à Caracas on les enterre et on les
oublie. À supposer que la police elle-même ne trempe
pas dans l'affaire, ce qui arrive aussi. Et c'est pas moi qui le
dit, dit-il en levant les mains, comme pour se disculper.
C'est ce que me racontent les enfants de chœur qui me donnent
à manger tous les jours.
Nous emportâmes la brique et remerciâmes
Bermúdez. Il nous promit de rester à notre
disposition pour quoi que ce fût, et de nous tenir au courant de
tout ce qui serait porté à sa connaissance et pourrait
nous aider dans notre enquête.
Dans le courant de l'après-midi, nous nous rendîmes
à la morgue. Il y avait deux raisons à cela.
La première, le résultat de l'autopsie, ne
s'écartait pas de ce que nous avions prévu. Marcos
Larrea était mort d'une blessure par balle avec orifice
d'entrée dans la région occipitale. Le projectile,
qui s'était logé dans le crâne, était de
calibre 38. Des traces de cocaïne avaient été
retrouvées dans son sang.
La deuxième raison apparut vers huit heures. Elle
était épuisée, après un voyage de six cents
kilomètres, bien que l'Audi A6 qu'elle manœuvrait ait
disposé d'arguments susceptibles d'atténuer la
fatigue. La femme de Marcos Larrea allait bien avec lui.
Très bronzée, avec un décolleté
généreux et un pantalon moulant. Elle avait
du être attirante, quelque part entre dix-huit et trente-deux
ans. Maintenant elle était un peu passée.
⁃ Madame Ramírez?
l'abordai-je.
⁃ Oui, répondit-elle,
déconcertée.
⁃ Je suis le sergent Bevilacqua, de la Garde
Civile. Ou le sergent Vila, si ça vous semble plus
facile. Je m'occupe de cette affaire.
⁃ Ah, enchantée.
Elle me tendit la
main. Elle était un peu moite.
⁃ Vous allez devoir identifier le
corps. Vous sentez-vous prête?
⁃ Il faut bien.
Angela
Ramírez se comporta pendant l'identification comme se serait
comportée n'importe quelle personne exerçant un
contrôle normal de ses émotions. Elle
s'efforça de rester forte, porta la main à la bouche en
voyant le visage sans vie de son mari et, après quelques
secondes, elle s'effondra. Chamorro la soutint et nous la
conduisîmes dans le couloir. Nous la laissâmes se
calmer avant de l'interroger.
Ce qu'elle nous raconta alors nous permit d'approfondir et de
préciser ce qu'elle avait raconté à Chamorro lors
de leur conversation téléphonique. Son mari
possédait cette affaire d'achat-vente de voitures depuis sept
ans environ. Elle leur avait rapporté beaucoup d'argent,
mais ces derniers temps elle commençait à
péricliter. La concurrence était plus forte, et
à El Ejido les gens étaient suffisamment aisés
pour préférer les voitures neuves, qui offraient moins de
marge. Elle utilisa cette expression concrète, moins de
marge, ce qui démontrait qu'elle n'était pas
étrangère aux dessous des affaires de son mari.
Elle n'avait pas l'air très instruite. Je supposai qu'elle
était l'une de celles qui développent des talents
naturels dès qu'il s'agit d'argent.
Elle était au courant des ennuis de son mari avec la justice,
évidemment. Elle avait dû engager un avocat et aller
le rechercher les deux fois. Mais Marcos n'était pas un
dealer, affirma-t-elle, il avait seulement pris l'habitude de
consommer, au temps de la prospérité, pour relâcher
la tension, et quand les choses s'étaient compliquées il
avait commencé à en prendre plus pour fuir ses
préoccupations. Nous savions sans doute comment ça
se passait.
Nous le savions, naturellement. Sur ce sujet, elle me parut trop
préparée. Je tentai de l'éloigner un peu de
son scénario:
⁃ Et vous, vous consommez aussi?
Elle me regarda
quelques secondes, interdite.
⁃ Parfois, hésita-t-elle, enfin, une
ligne de temps en temps, oui, mais...Non, je ne suis pas accroc, comme
lui.
⁃ Nous avons des raisons de penser que votre
mari n'était pas seulement accroc, dis-je alors. Il
trafiquait. Et il était venu à Madrid pour en
acheter. Une bonne quantité.
Angela
Ramírez resta sans voix.
⁃ Je..., reprit-elle, difficilement, je ne
voulais rien savoir...Les choses n'allaient pas bien, il y avait
quelques dettes, et Marcos...Enfin, qu'est-ce que vous voulez que je
vous dise, je ne peux pas lui reprocher cela. C'est possible,
que...
⁃ Et vous ne savez pas à qui il
l'achetait, d'habitude?, demanda Chamorro. À qui il devait
l'acheter cette fois?
⁃ Non, je n'en sais rien, je le jure. Je
ne voulais pas savoir.
⁃ Vous connaissez un certain Raúl Castro?
Angela
Ramírez ouvrit des yeux ronds comme des billes. Comment
avions-nous avancé autant en si peu de temps? Son cerveau
accéléra.
⁃ Oui, ce Raúl je le connais, oui.
Elle décida de s'ouvrir. Il est venu à la maison
plusieurs fois. Je disais toujours à Marcos de ne pas
fréquenter des gens comme lui. Il a quelque chose à
voir avec tout ça?
⁃ Il est trop tôt pour le dire,
dis-je. Avez-vous une idée de l'endroit où il se
trouve?
⁃ À El Ejido, je suppose. Il est
sorti de prison il n'y a pas longtemps.
La direction que prenait notre chemin semblait claire. Il n'y
avait pas grand chose de plus à tirer de la veuve, pour le
moment. Nous lui demandâmes de rester joignable par
téléphone et nous lui présentâmes nos
condoléances.
Avant de nous séparer, Angela Ramírez nous demanda:
⁃ Comment a-t-il été
tué? Et pourquoi?
Nous lui exposâmes ce qui était pour l'heure notre
hypothèse, sans trop entrer dans les détails ni lui
cacher l'essentiel.
⁃ Je vois, dit-elle, hochant la
tête. Il s'est toujours cru plus malin que les
autres. Et finalement, il est mort comme un imbécile.
Chapitre 4
Un Distributeur Automatique
Je proposai à mon commandant de nous rendre à Almeria
pour chercher ce Raúl Castro et l'interroger en personne.
Avec la Toyota Celica, et si nous le localisions sans trop de
difficultés, nous pouvions faire l'aller-retour en une
journée, en nous donnant un peu de mal. Il fallait bien
qu'il y ait des avantages à conduire la voiture d'un mac.
⁃ Dans des circonstances normales, je t'aurais
dit oui, me répondit mon supérieur. Mais avec la
moitié de l'unité en vacances, je préfère
que vous en chargiez les gens de là-bas. S'il se passe un
imprévu nous nous retrouverons sans personne pour s'en occuper.
Dans une autre vie,
j'aimerais être capable de comprendre les chefs. Un jour
ils ont suffisamment d'effectifs pour en prêter au premier venu
et le lendemain il en manque pour l'indispensable.
J'appelai Almeria, que pouvais-je faire d'autre. Je parlai avec
le lieutenant López, de l'unité organique de la police
judiciaire du commandement.
⁃ El Ejido c'est pas notre
secteur, c'est celui des flics. Ça s'est beaucoup agrandi
ces derniers temps. Mais c'est bon, on va s'arranger.
Et effectivement, ils s'arrangèrent. À peine deux
heures plus tard, il me rappela.
⁃ Vila, c'est López.
Nous avons votre homme. Mort de peur, soit dit en passant.
Qu'est-ce qu'on doit lui faire confesser? Si tu veux, on peut lui
mettre sur le dos n'importe quel mort en train de pourrir chez vous.
Ce n'était pas
l'objectif. Je lui donnai quelques pistes pour l'interrogatoire.
Une heure plus tard, López rappelait.
⁃ Écoute, un gentil, ton bonhomme,
observa-t-il orgueilleux. Et ça m'étonne, parce
qu'il a le passif nécessaire pour nous montrer les dents et nous
faire enrager un peu plus. Par contre je dois te prévenir
qu'il n'a avoué être l'auteur de rien. Mais sa
petite histoire a une certaine consistance et elle pourrait
t'intéresser.
La petite histoire de
Raúl, en résumé, était la suivante.
Il connaissait Marcos Larrea depuis deux ou trois ans. Il lui
avait filé de la coke de temps en temps, en ami naturellement,
et l'autre y avait pris goût. Puis l'affaire de voitures de
Larrea avait commencé à tourner à rien, et
il s'était mis à trafiquer, petit à petit, pour
boucher les trous. D'abord à petite échelle, et
puis, à mesure que ses problèmes empiraient, en plus
grande quantité. Il avait pris contact avec des gens de
Madrid, pour acheter plus de marchandise. D'après ce que
savait Raúl Castro, il avait pris rendez-vous quelques jours
plus tôt avec des sud-américains qui vendaient des
quantités importantes. Des importateurs, qu'ils disaient;
du matériel d'une grande pureté et totalement
garanti. Marcos avait proposé à Raúl de
l'accompagner, et de l'aider à récupérer la
marchandise, en partageant les gains. Mais Castro, selon ses
propres termes, avait la chocotte de passer à la vitesse
supérieure. Dealer un peu par-ci, par-là, quand
c'était nécessaire, d'accord. Mais passer de niveau
signifiait aussi augmenter le danger. Il avait connu en prison
des gens de l'échelon supérieur, et il n'avait aucune
envie de jouer avec eux. Il avait donc
préféré ne pas accompagner Larrea. Et
pourtant l'autre avait insisté, et avait été
jusqu'à lui donner tous les détails du rendez-vous.
Il devait retrouver les sud-américains dans une pizzeria d'un de
ces villages autour de Madrid. Il se souvenait parfaitement de la
chaîne à laquelle appartenait la pizzeria et du nom du
village, Getafe. Depuis la veille au matin il avait un mauvais
pressentiment. Si tout c'était bien passé, Larrea
l'aurait tout de suite appelé. Quand il avait vu les
gardes à sa porte, il avait craint le pire. Contrairement
à Angela Ramírez, il n'avait pas été
étonné qu'on le recherche. Il savait que dans nos
archives, il apparaissait qu'il avait été
arrêté une fois avec Larrea. Et il
soupçonnait que s'il ne crachait pas tout ce qu'il savait, on
lui ferait peut-être payer la facture. Il n'avait rien
d'autre à ajouter. C'était là tout ce qu'il
pouvait nous dire et s'il se rappelait de quelque chose susceptible
de nous intéresser, il nous appellerait
immédiatement et nous le raconterait, c'était la moindre
des choses.
⁃ Et bien, que voulez-vous qu'on
fasse de lui? demanda López.
⁃ Qu'en pensez-vous, mon
lieutenant?
⁃ Je crois qu'il vaut mieux le lâcher et
lui laisser du mou, pendant que vous vérifiez le
scénario. S'il a tout inventé, nous le saurons par
sa réaction.
⁃ D'accord. Mais ce serait
peut-être mieux de le surveiller.
⁃ Ne vous en faites pas.
Il était midi et
demi. La journée avançait, et si nous nous
dépêchions nous pouvions encore en tirer parti avant
l'heure du déjeuner. En raccrochant, je demandai à
Chamorro:
⁃ Chamorro, tu aimes les pizzas?
⁃ Pas spécialement.
Je lui lançai
les clés de l'auto.
⁃ Tiens, c'est toi qui conduis. Nous allons
voir comment on les fait à Getafe.
⁃ Tu m'expliqueras pourquoi, j'imagine.
⁃ En chemin.
En juillet, le trafic à Madrid est encore plus insupportable que
pendant les autres périodes de l'année. Depuis que
la majorité des voitures dispose de l'air conditionné, ou
depuis que les salaires des madrilènes se situent à un
niveau européen, les gens prennent plaisir à sortir leur
voiture en été, jusqu'à provoquer des situations
catastrophiques. Si on ajoute à cela les travaux habituels
de la mairie, qui creuse ça et là, le panorama peut vite
virer au cauchemar.
Tandis que nous subissions les embouteillages de la sortie Santa Maria
de la Cabeza (l'avenue qui mène vers l'autoroute pour
Tolède, et donc Getafe, coupée pour travaux), Chamorro et
moi récapitulâmes brièvement ce que nous avions
obtenu jusque là.
⁃ Une histoire assez
pathétique, commenta Chamorro.
⁃ Celles dont on s'occupe le sont, par
définition, observai-je.
⁃ Oui, mais certaines plus que d'autres.
Si tout s'est passé comme nous le pensons, je trouve que c'est
vraiment une façon stupide de mourir.
⁃ Et quelle est la manière la plus
intelligente de le faire?
⁃ De vieillesse, je trouve.
⁃ Oui, aigri par tout ce que tu n'as plus, et
en regardant du coin de l'oeil la haine de ta belle-fille et la
lassitude de ton fils.
Chamorro fronça
les sourcils.
⁃ Tout le monde n'a pas d'enfants.
⁃ Ça n'améliore pas non plus les
perspectives. Tu parles d'un rêve: terminer dans une maison
de retraite, à jouer aux petits chevaux avec des petits vieux
à qui tu n'aurais même pas dit bonjour, si tu les avais
rencontrés vingt ans plus tôt.
Elle rit. Il n'y
a rien de tel que le rire d'une jeune femme quand elle sait.
⁃ Je crois que tu feras un vieux
plus heureux que ça.
⁃ Ouais, je ne sais pas si c'est un compliment
ou si tu crois qu'Alzheimer m'aura réduit à une
réconfortante imbécillité.
⁃ C'est un compliment. Enfin, plus ou
moins.
S'il y a une chose que j'ai apprise, c'est qu'il ne faut pas demander
d'éclaircissements à une femme, quand elle s'exprime de
manière imprécise. Et encore moins si c'est la
femme avec laquelle tu travailles chaque jour.
Passé l'embouteillage, nous parcourûmes un peu moins de
dix kilomètres sur l'autoroute de Tolède et nous
arrivâmes à Getafe. Tout était en
travaux. Apparemment, on construisait une nouvelle ligne de
métro et un nouveau boulevard périphérique: le
monde poursuivait sa marche, étranger à la mort d'un
pauvre diable nommé Marcos Larrea, pour laquelle nous nous
démenions, Chamorro et moi.
Il n'existait qu'une seule pizzeria de cette chaîne à
Getafe. L'employée était une jeune femme d'une
trentaine d'années, qui s'élevait à peine à
un mètre cinquante du sol mais semblait dotée d'une
énorme énergie. Elle dirigeait d'une main de fer la
bande de jeunes hommes, certains presque des adolescents encore, qui
travaillaient là.
⁃ Un homme grand avec des
sud-américains, réfléchit-elle. Et vous
dites qu'ils sont venus avant-hier?
⁃ Oui.
⁃ Combien de sud-américains?
Comment étaient-ils?
⁃ Nous ne savons pas.
⁃ Vous savez, des sud-américains il en
vient beaucoup. Ici il y a pas mal d'immigrés.
Peut-être plus de maghrébins, ou de polonais. Mais
il y a assez de sud-américains pour qu'ils n'attirent pas
l'attention. Ici ce n'est pas un restaurant. Les gens
entrent et repartent rapidement, parfois. Et nous ne voyons que
celui qui vient commander le repas.
L'employée ne
reconnut pas plus la photo de Larrea. Enfin, c'était
frustrant, mais que pouvait-on y faire? Comme l'heure du repas
était largement passée, nous commandâmes deux
pizzas.
Tandis que nous les mastiquions (elles ne valaient pas grand-chose,
évidemment), je vis que Chamorro observait attentivement quelque
chose dans la rue.
⁃ Que se passe-t-il? lui demandai-je.
⁃ Regarde là-bas.
Je me retournai.
Nous étions vernis. Un distributeur automatique.
Chapitre 5
La tendresse que
réclament les morts
Je n'ai jamais ressenti de sympathie particulière pour les
entités financières, et je dois reconnaître que le
peu qu'elles m'inspirent se réduit à sa plus minime
expression lorsqu'elles annoncent leurs scandaleux
bénéfices. Mais je dois les remercier, aussi
pénible que ce soit, pour quelque chose: la précaution
d'installer des caméras de télévision sur la
plupart de leurs distributeurs automatiques. Grâce à
cela, nous disposons d'un réseau de surveillance que nous ne
devons pas payer (si tel était le cas, nous n'en aurions pas) et
qui nous permet de contrôler une part non négligeable du
pays. Il est vrai que les banques ne sont pas trop enclines
à partager leurs informations avec la police, dans certains
cas. Mais lorsqu'il s'agit d'un assassinat, elles offrent de
raisonnables facilités.
⁃ Nous allons bien sûr vous
donner la bande tout de suite, nous dit le responsable de la
sécurité de la banque à laquelle appartenait le
distributeur situé face à la pizzeria de Getafe.
Par contre, je vous saurai gré de m'apporter le plus vite
possible le mandat du juge.
⁃ Nous vous l'amènerons, promit Chamorro.
La bande vidéo
confirma le récit de Raúl Castro. A 21.58
précisément, Marcos Larrea était entré dans
la pizzeria. A 22.12 il en était ressorti,
accompagné de trois individus d'aspect sud-américain qui
étaient entrés à 21.43. Ce n'étaient
sans doute pas les meilleurs portraits que l'on puisse obtenir, mais
c'était un bon début. Nous appelâmes
immédiatement Bermúdez.
⁃ Bof, franchement, dit-il
après avoir vu les images, j'aimerais te dire qu'ils sont
déjà fichés, mais on en est loin. En plus,
je connais les trafiquants de drogue, et ceux-ci ce sont des escrocs et
des assassins. Si ça tombe ils n'ont pas touché un
gramme de cocaïne de toute leur vie de chien.
⁃ Et bien tu nous fais plaisir, franchement,
lui dis-je.
⁃ Je voudrais pouvoir vous aider, s'excusa
Bermúdez. Ce que je peux te dire, par contre, si ça
t'intéresse, c'est qu'à première vue ils ne sont
ni colombiens ni boliviens.
⁃ Pourquoi? demanda Chamorro.
⁃ Les colombiens et les boliviens ont
souvent un type indien plus ou moins pur, et ils ne sont pas
très grands. Ceux-ci sont de bonne taille. Et avec
un peu de sang noir, ou je me trompe beaucoup.
⁃ Et qu'est-ce que tu en penses?
⁃ Putain, Vila, je ne suis pas
ethnologue. Et aujourd'hui il y a des mélanges de tout,
partout. Mais j'ai ma petite idée.
⁃ Jette-toi à l'eau, mon gars, en toute
confiance, lui dit Chamorro.
⁃ Les Caraïbes, paria-t-il. Des
vénézueliens, par exemple. Mais je ne te dis pas
qu'ils ne peuvent pas être colombiens, de toutes façons.
⁃ Et bien, c'est toujours ça, conclus-je.
Nous prîmes
congé de Bermúdez avec une déception
réprimée à grand-peine. Chamorro la
manifesta à voix haute:
⁃ Et bien, sergent, il nous reste
du chemin.
Nous savions tous deux ce que cela signifiait. Commencer à
parcourir des fiches et des fiches de malfrats, avec toujours bien
présente la peur qu'aucun de ceux que nous recherchions ne soit
dans nos archives. Une tâche ennuyeuse et incertaine: rien
ne pouvait m'exaspérer d'avantage. Heureusement, j'avais
Chamorro, qui était patiente et savait rester attentive
lorsqu'elle faisait quelque chose de pénible. L'absence de
cette vertu fait de moi un policier très médiocre.
Je suis toujours à la recherche d'un itinéraire plus
amène.
⁃ Une autre possibilité
serait de nous informer auprès de la police au sujet des
sud-américains suspects qui vivent à Getafe,
réfléchis-je à voix haute.
⁃ Et pourquoi devraient-ils habiter
là-bas? interrogea Chamorro.
⁃ C'est une possibilité, non?
⁃ Tu donnerais rendez-vous à quelqu'un
que tu penses tuer dans la ville où tu vis, si tu pouvais en
choisir une autre? se moqua-t-elle.
⁃ Je ne tuerais jamais personne, si je pouvais
l'éviter.
⁃ C'était une supposition.
⁃ D'accord, abandonnai-je. Allez,
regardons ces putains de fiches.
Une bonne partie du travail de police ne mérite pas d'être
racontée. Ni les heures face à un écran, ni
la paperasse permanente. Tandis que Chamorro regardait des
fiches, je me chargeai de documenter, pour l'ajouter au dossier de
l'enquête, tout ce que nous avions fait jusque là.
Cela me donnait une flemme incommensurable, mais puisque nous avions un
temps mort, je savais que je me remercierais plus tard de m'en
être débarrassé. L'expérience, au
moins, m'avait appris à synthétiser un interrogatoire
d'une heure en quelques pages. Sans tenir compte des paroles
inutiles, mais en même temps sans rien omettre qui puisse
être utile à quiconque amené à poursuivre
l'enquête s'il nous arrivait quelque chose, à Chamorro et
à moi, ou si nous étions chargés d'une autre
fête, ou si nous partions en vacances.
Il était sept heures et quelques. J'avais
déjà terminé mes devoirs et Chamorro était
ivre de visages torves de sud-américains. Je m'approchai
d'elle et posai la main sur son épaule.
⁃ Laisse-ça,
Virginia. On mettra un jour de plus. Qu'est-ce qu'on peut y
faire? Et si le boulot dont on nous a chargé devient trop
pesant, je demanderai à Pereira l'autorisation de le renvoyer
à ses propriétaires légitimes. Ils doivent
en avoir fini avec leurs roumains, je suppose.
Chamorro se frotta les
yeux. Il m'avait toujours semblé qu'elle avait un
léger défaut visuel, un soupçon d'astigmatisme,
peut-être. Mais j'avais beau insister, elle refusait de se
rendre chez un oculiste. Par coquetterie, sans doute.
À tout juste vingt-six ans, Chamorro était toujours en
âge de se trouver un bon parti.
Je ne me considérais pas comme faisant partie de cette
catégorie, et pour d'autres raisons, parmi lesquelles le bon
fonctionnement de notre équipe, je ne postulais pas à cet
honneur. Cependant, je crus pouvoir l'inviter ce soir-là
à prendre un verre. La journée avait
été intense et nous méritions une bouffée
d'oxygène. L'idée ne déplut pas à
Chamorro.
Nous allâmes à l'endroit habituel. De par sa
proximité avec le siège de la boîte, il
était plein de policiers. Tant mieux: l'abondance de
témoins accréditait l'innocence de mes intentions.
⁃ On s'embourbe, jugea-t-elle, en
jouant avec sa bière. Et dire qu'on était si bien
parti.
⁃ Oh, chaque chose a ses limites, lui
dis-je. J'ai l'impression que nous avons péché par
optimisme. Nous pensions que tout était
réglé, alors qu'on n'avait que deux pièces du
puzzle. Et en plus, nous avions la tête à autre
chose et nous pensions nous débarrasser de cette affaire-ci au
plus vite. C'est ce qu'attend le commandant. Mauvaise
technique. Chaque mort veut ses gâteries. Il est possible
que nous devions nous rendre à Almeria, prendre un peu plus de
temps. Et si pas, il vaut mieux remettre l'affaire.
⁃ Pereira ne l'acceptera jamais.
Même si on le supplie. Il ne lâchera l'affaire que
terminée. Et tu le sais.
Je le savais, bien
sûr. Et c'est ce qui me gênait le plus. Pour je
ne sais quelle raison, je sentais que ce mort n'était pas le
mien. Je ne parvenais pas à m'y attacher, comme
d'habitude. Mais je ne pouvais pas m'en débarrasser, donc
je devais m'efforcer de l'accepter.
⁃ Où est-ce que tu vas en
vacances?, demandai-je à Chamorro, pour changer de sujet.
⁃ Comme d'habitude. À San
Fernando, avec ma famille.
⁃ C'est joli, San Fernando?
⁃ Pff, ça ne me dérange
pas. Ça ne manque pas de plages, là ou tout
près. Et toi?
⁃ Quoi, moi?
⁃ Tu vas quelque part?
Je n'y avais pas
songé. Je n'y pense généralement pas
jusqu'au dernier moment. C'est pour cela que je me fais toujours
avoir, et que je dois improviser un plan d'urgence. Chaque
année je remarque que je me fais vieux pour rester seul, surtout
en été. Mais à chaque fois que j'ai
essayé de ne plus l'être ça c'est terminé en
eau de boudin. La tendresse et les attentions que te
réclament les morts, tu finis par les voler aux vivants.
Je devrais changer de boulot, et à ce stade-ci du film je ne
m'imagine plus faire autre chose.
⁃ Je ne sais pas, dis-je. Je
crois que j'irai à Ibiza, m'aveugler d'extase et me taper
quelques gamines de vingt ans défoncées.
⁃ Si je ne te connaissais pas vraiment, je te
dirais que tu es un porc.
⁃ Et je suis comment, en vrai?
La sonnerie de mon
téléphone mobile interrompit cette intéressante
session de confidences. C'était Bermúdez.
⁃ Vila, ça devient une mode
de brûler des voitures, m'annonça-t-il. Nous venons
d'en retrouver une autre, mais cette fois à l'opposé, au
nord-ouest. Bien moins voyante, une Renault Laguna. Il y a
un détail, mais ce n'est peut-être rien. Elle a
été volée avant-hier à Getafe.
Chapitre 6
Une Idée Perverse
La Renault Laguna carbonisée avait été
retrouvée dans un chemin peu passant, sur un tronçon qui
traversait une sorte de cuvette. Nous soumîmes le bas de
caisse de notre Toyota à rude épreuve pour
atteindre ce lieu. Bermúdez nous précédait,
soumettant sa Fiat jaune au même supplice.
⁃ Regarde, c'est le nouveau
modèle, dit Chamorro en examinant le véhicule, ou
plutôt ce qu'il en restait.
⁃ Oui, confirma Bermúdez.
Comment ils disent dans la pub? Voiture sans clé, à
l'épreuve du vol. Tu parles d'une connerie. La seule
voiture qu'une racaille professionnelle ne sache pas voler, c'est celle
qui n'existe pas.
Il est inutile de chercher des traces ou quoi que ce soit qui ne soit
pas très solide et résistant dans une voiture
incendiée. C'est bien pour ça qu'on les
brûle. Dans celle-ci, nous ne trouvâmes que les
outils que son propriétaire transportait dans le coffre et des
restes des feux de rechange. Mais nous ne nous
décourageâmes pas pour autant. Il y avait quelque
chose de plus intéressant.
⁃ Regardez un peu cet endroit,
dis-je. A l'écart de l'autoroute, discret et
abrité, et en même temps à une distance raisonnable
du village.
⁃ Que veux-tu dire par là? demanda
Bermúdez.
⁃ Que celui qui l'a amenée ici
connaît le secteur, dit Chamorro.
⁃ Exact. Ce n'est pas le genre d'endroit
que l'on découvre par hasard en passant par ici. Et il y a
un autre détail. Si tu te débarrasses de la voiture
que tu conduisais, et que tu n'en a pas prévu d'autre, tu dois
rentrer à pied.
⁃ Nous ne pouvons pas dire qu'il n'y avait pas
d'autre voiture.
⁃ C'est une piste. Explorons-la. Si
tu retournes à pied, il vaut mieux ne pas être trop
éloigné du lieu où tu penses te rendre
ensuite. Qui est, pourquoi pas, ton domicile.
⁃ C'est un peu imprudent, non? hésita
Chamorro.
⁃ Pourquoi? Ce n'est qu'une voiture
volée en train de brûler. La police n'a aucune
raison de faire le lien avec un cadavre découvert à
l'opposé de la commune. Et ils ne vont pas non plus se
tuer au travail pour une voiture. Ils appelleront le
propriétaire et lui diront: « pas de chance, vous
êtes tombés sur des salauds ». Personne
ne les a vus avec Larrea à Getafe, ou du moins c'est ce qu'ils
pensent. C'est ce qui les perd, les criminels, ils pensent qu'on
ne peut pas relier deux fils et ensuite le dernier des hasards s'en
charge. Larrea était seul, mais il avait parlé de
Getafe et de la chaîne de pizzerias à son camarade
Castro. Grâce à lui, nous avons pu remonter la piste
de cette voiture volée à Getafe d'une manière
qu'ils n'auraient jamais imaginée.
⁃ Et bien, c'est prometteur, estima
Bermúdez.
⁃ Ça promet un max, insistai-je,
euphorique.
Le soir tombait. C'était l'heure de donner la
journée pour terminée, et de reprendre des forces pour la
suivante.
Parfois, pendant les enquêtes, quand tu as fait sauter le
bouchon, tout se met à couler. C'est un moment
délicat, parce que c'est aussi à cet instant que tout
peut partir de travers. J'essayai de ne pas y penser le lendemain
matin, tandis que j'étudiais avec Chamorro la carte du village
où on avait retrouvé la Renault Laguna et que nous
rassemblions les données principales. Six mille habitants,
centre urbain groupé, sept lotissements. Magnifique.
En discutant avec les gens du poste, nous pouvions délimiter le
travail en un tour de main.
⁃ Un moment, combien d'écoles?
demandai-je à Chamorro.
⁃ Deux.
⁃ Alors on y va d'abord. C'est
peut-être notre meilleur expédient.
⁃ Les écoles?
⁃ Les types que nous recherchons sont en
âge d'avoir des enfants. Ils ressentent ce besoin, comme
tout le monde. C'est inné à l'espèce
humaine. Et une fois nés, quel est le père qui aime
ses enfants et qui ne va pas tout faire pour qu'ils reçoivent
une bonne instruction? Même s'ils sont en situation
irrégulière, cela ne les empêche pas de les
scolariser.
⁃ C'est une idée perverse, quand
même.
⁃ Virginia, ce sont des assassins. Il
faut chercher leur point faible.
Il nous fallut deux heures et demie pour visiter les écoles,
convaincre la secrétaire de chaque établissement de nous
laisser jeter un œil à la liste des élèves,
et identifier tous ceux d'origine sud-américaine. Le
résultat était de trois
vénézuéliens, deux colombiens, un péruvien
et onze équatoriens.
⁃ Nous n'avions pas pensé
aux équatoriens, me dit Chamorro.
⁃ Ils viennent généralement pour
gagner leur vie honnêtement.
⁃ Parce que les autres non? Tu ne peux
pas faire des généralités comme ça,
objecta-t-elle.
⁃ Putain, Chamorro, ils sont onze. Ne
choisis pas le plus difficile.
Nous nous
rendîmes au poste, avec la liste des adresses. Nous nous
présentâmes au sergent qui était de garde, un
certain Churruca. Il était de la vieille école, de
ceux qui fichent tout le village. Il me donna aussi l'impression
d'être un chouïa réac, et la distance avec laquelle
il traitait les gardes sous ses ordres et en particulier la fille qui
avait eu le malheur d'accéder à ce destin, le
confirmait. Mais enfin, on ne peut pas toujours travailler avec
des gens qui nous plaisent. Nous lui demandâmes de nous
situer les adresses que nous avions obtenues, et de nous informer sur
les familles qui vivaient là, s'il le pouvait.
⁃ Pour moi tous les indiens sont
les mêmes, fut sa réponse fort peu encourageante.
⁃ Vous voulez bien essayer, si ça n'est
pas trop vous demander?
J'échangeai un
regard furibond avec sa subordonnée, qui assistait muette
à notre conversation. Je me repentis de l'avoir
pressé de la sorte, de crainte qu'il ne le lui fasse payer.
Par chance, les dieux étaient toujours de notre
côté. Les trois enfants vénézueliens
vivaient dans une zone éloignée du centre. Si
Churruca ne se trompait pas, et ce ne devait pas être le cas, il
y avait là-bas quelques ferrailleurs.
⁃ Vous pouvez me donner quelques
hommes? Je ne sais pas trop ce que nous allons trouver.
⁃ Bien sûr, me répondit-il de
mauvaise grâce. Et s'adressant à la garde, il lui
cria: « Cuervo, tu y vas, avec Mendoza ».
⁃ A vos ordres, sergent, cria Cuervo en
claquant les talons.
Une fois dans la rue, loin de leur chef, je tentai d'obtenir leur
confiance. Ou du moins de laisser retomber la tension.
⁃ Il est toujours comme ça?
Cuervo
hésita. Elle devait être échaudée.
⁃ Je peux être
sincère, sergent?
⁃ Je vous en prie.
⁃ C'est dommage. Ça pourrait
être un endroit super ici. Des gens normaux, tranquilles,
qui s'occupent de leurs affaires. Même les indiens, comme
il les appelle. Mais ce gars-là voit des criminels partout.
⁃ Je dois vous prévenir que cette fois
il est possible qu'il y en ait.
Cuervo porta la main
à son képi et inspira profondément.
⁃ Nous sommes là pour
ça, non?
Une fille audacieuse,
sans l'ombre d'un doute. C'était un luxe pour ce
type. Dommage qu'il ne sache pas en profiter.
Les deux maisons étaient l'une à côté de
l'autre. Elles avaient déjà de l'âge, et aux
alentours avaient proliféré tout un tas de taudis.
Il y avait des voitures vieilles et neuves, des restes
d'électroménagers, et sur une des clôtures, un
écriteau peint à la main: « achète fer,
cuivre, zinc ».
Nous sonnâmes à l'une des maisons. Au bout de trente
longues secondes, la porte s'ouvrit. C'était une femme.
⁃ Votre mari est là?
⁃ Un moment, s'il vous plaît.
Elle disparut et ferma la porte. Quinze ou vingt secondes
supplémentaires s'écoulèrent. La porte se
rouvrit et un homme apparut sur le seuil. Je demandai son avis
à Chamorro, à voix basse.
⁃ Qu'est-ce que tu en dis?
⁃ Sûre, à cent pour cent,
murmura-t-elle, presque sans remuer les lèvres.
⁃ Cuervo, préparez-vous, lui ordonnai-je.
L'homme avança
lentement jusqu'à la barrière. En souriant.
⁃ Qu'est-ce que je peux faire pour
vous, camarades?
Je ne lui laissai pas
le temps de réagir. Dès qu'il fut à
portée de main, je le menottai et l'attachai à la
clôture.
⁃ Ne dis pas un mot, le
menaçai-je. Et il me prit au sérieux, parce que
c'est ce qu'il convient de faire quand quatre pistolets sont
braqués sur vous. Tes collègues sont là?
⁃ Seulement un, dans la maison d'à
côté, marmotta-t-il. Il avait pâli.
Dans les films, les assassins sont toujours pourchassés à
coups de feu, dans des opérations spectaculaires. Celle-ci
ne le fut pas du tout. L'autre était en train de
chier. Littéralement. Lors de la perquisition que le
juge autorisa immédiatement, nous trouvâmes deux millions
de pesetas, deux pistolets, mais pas de calibre 38. Ils devaient
s'en être défait, en le revendant sur le marché des
armes suspectes.
Cette même après-midi, l'équipe de Churruca attrapa
le troisième. C'est comme ça que vont les choses,
quand la chance ne vous tourne pas le dos.
Chapitre 7
Une Affaire de Routine
Les interrogatoires sont parfois faciles, et parfois moins. Celui
de nos trois vénézuéliens passa par toutes les
teintes. Au début ils jouèrent les durs, style
courageux, sans cesser de se faire passer pour des victimes, ce qui
peut toujours servir. Celui qui avait l'air le plus malin se
plaignait:
⁃ C'est une injustice, on ne peut pas
arrêter des gens parce qu'ils viennent d'un autre pays, alors
qu'ils travaillent honnêtement. Vous les espagnols vous
êtes des racistes, même si vous prétendez le
contraire.
⁃ Oh non, monsieur Manrique, lui
opposai-je. Vous vous trompez. Ma partenaire est la
marraine d'un enfant péruvien et d'un autre burundais et je suis
sur le point d'en parrainer un du Kenya. Je pense même lui
envoyer des cartes postales.
Il sembla déstabilisé. C'est ce qu'il faut tenter
de faire, tout le temps. Pour cette raison, après lui
avoir fait répéter pour la troisième fois qu'il
n'avait aucune idée de qui était Marcos Larrea, je
demandai à Chamorro:
⁃ Allez, amène la vidéo.
Nous lui
montrâmes les images. Celles où on le voyait entrer
avec les deux autres dans la pizzeria de Getafe. Celles de Marcos
Larrea entrant peu après. Celles des quatre sortant
ensemble. Il encaissa tout en silence, impassible.
⁃ Vos amis et vous avez l'habitude
de brancher des inconnus dans les pizzerias? lui demandai-je d'une voix
douce.
⁃ Ne me traitez pas de
pédé. Ni vous, ni personne.
Bien, bien. Il s'énervait. C'est de là que
viendrait toute la lumière.
⁃ Je ne dis pas que vous n'aimez
pas aussi les femmes. On peut faire de tout, sans être
moins homme pour autant.
⁃ Je vais vous faire ravaler la merde que vous
venez de dire, quand je vous attraperai le cul. Je ne baise que
des femmes.
Je hochai la tête.
⁃ Ne parlez pas comme ça,
je vous en prie. Ma partenaire est allée dans une
école de bonnes sœurs et elle est très
sensible. En plus, à partir de maintenant ces histoires de
baise vont devenir difficiles, si vous ne changez pas de bord.
Une fois par mois, si vous tombez dans une bonne prison et que vous
vous tenez bien. Et si votre femme ne s'en va pas, bien sûr.
A ce stade, Manrique
décida de se taire.
⁃ Allons, monsieur Manrique, ne
faites pas l'enfant.
⁃ Je ne sais pas de quel merde vous me parlez
et je n'avouerai rien. Vous n'avez aucune preuve. Sur cette
vidéo je ne vois personne tuer personne.
Malgré la
pression, les deux autres nous chantèrent le même
air, à peu de choses près. Nous nous
réunîmes pour en délibérer.
⁃ Dans l'une des maisons, pendant
la perquisition, il y avait une dame âgée, me
rappelai-je. Si je ne me trompe pas, c'est la mère de
Manrique.
⁃ Et? me demanda Chamorro.
⁃ C'est un homme, un vrai. Si nous nous
attaquions à son orgueil?
Il ne nous fut pas
très difficile de faire en sorte que Manrique soit au bon
endroit, une demi-heure plus tard, pour voir passer sa vieille
mère menottée. Nous la traitâmes avec toute
la considération possible, mais une mère menottée
reste toujours une mère menottée, et l'image fait de
l'effet sur un fils.
⁃ C'est quoi ce bordel, bande de
fils de putes? hurla Manrique.
Dix minutes plus tard,
nous étions de nouveau avec lui en salle d'interrogatoire.
Ce n'est pas une pièce accueillante. Elle renferme la
crasse et l'odeur de tous les pourris qui sont passés par ici,
parce que nous ne pouvons pas la repeindre aussi souvent que nous
l'aimerions. Manrique, une fois passée sa furie initiale,
avait visiblement de nouveau le cerveau connecté. Je
laissai Chamorro finir de le faire passer à la caisse.
⁃ En vérité,
monsieur Manrique, je ne comprends pas comment vous pouvez supporter la
honte de voir votre pauvre mère ici, à cause de vos
crâneries. Il me semble que vous êtes un de ceux qui
sont très hommes pour s'en prendre à une femme ou la
frapper, par exemple, mais pas pour montrer leurs couilles quand ils
font une connerie et se font prendre. Voilà ce que c'est
qu'être un homme, selon moi. Mais pour vous, non, ça ne
vous dérange même pas que ce soit votre mère qui
paie les pots cassés.
Je dois dire
qu'à entendre Chamorro employer un tel langage, qui ne faisait
pas partie de son vocabulaire habituel, je fus moi-même
impressionné.
⁃ Ce que vous faites est
illégal. Je vais vous dénoncer, pleurnicha la
gaillard.
⁃ Dénoncez-nous, l'invita
Chamorro. Que voulez-vous que nous fassions? Nous
perquisitionnons une maison, nous trouvons deux armes, pour lesquelles
aucun des habitants ne détient de permis. Au début
nous pensons que les pistolets sont à vous, je sais que c'est un
préjugé, mais bon, on n'y peut rien. Et maintenant
il apparaît que vous n'avez jamais fait de mal à une
mouche. Alors nous nous demandons « Et si
c'était le pistolet de la vieille? » Avouez un
peu, c'est logique.
⁃ Ça va, salope, ferme-la,
lâcha-t-il finalement. Je me rends. Mais je veux que
vous la relâchiez, tout de suite.
⁃ Ça dépend de toi, mon
chou. Et bien sûr si je te reprends à me manquer de
respect je te jure que maman passera les prochaines soixante et onze
heures cinquante-neuf minutes enfermée. Tu m'as bien
compris?
Manrique essaya de
soutenir son regard, étourdi. À ce
moment-là, je décidai de jouer le rôle du policier
gentil, qui est celui que je préfère. Il n'est pas
gratifiant de mettre le doigt dans l'œil de quelqu'un. Du
moins pour moi. Aussi moche et désagréable que
j'aie déjà pu me montrer.
La déposition de Manrique fut assez complète, et il nous
donna tout un tas de détails qui nous servirent, dûment
vérifiés et établis, à le traîner
devant les tribunaux, même si au cours du procès, comme
c'était prévisible, il se rétracta. Il nous
avoua même à qui il avait revendu le revolver, ce qui avec
un peu de chance pouvait nous servir pour fermer le dossier plus
qu'honorablement. Pour résumer, ils avaient donné
rendez-vous à Larrea pour le rouler, c'est vrai, et ils avaient
envisagé de devoir lui mettre une balle, ou en tout cas ils se
disaient que ce serait le plus pratique. Ils avaient fait sa
connaissance via un compatriote qui trafiquait, et dont ils se
servaient pour rabattre des pigeons. L'intermédiaire
connaissait les affaires de Larrea à El Ejido et il leur avait
confirmé que le type était capable de réunir un
bon paquet de fric. Dans la pizzeria ils étaient
simplement entrés en contact et ils lui avaient montré ,
discrètement, leur marchandise: la brique enveloppée pour
simuler un paquet de drogue. Ensuite ils avaient
accompagné Larrea jusqu'à sa voiture, où devait se
trouver l'argent, et une fois la porte ouverte, il l'y avaient fait
entrer de force. Ils l'avaient emmené faire un tour
à la pointe de leur revolver; lui et son complice Heredia, le
plus petit et taciturne des trois, dans la voiture de Larrea, et le
troisième dans la Renault volée. Ils avaient
attendu que le soir tombe un peu plus, calmement, assurant à
Larrea qu'ils ne lui feraient aucun mal. A onze heure trente, ils
étaient arrivés au terrain de sport. Là, lui
laissant à peine le temps de couper le contact, Heredia lui
avait fait manger du plomb. Ils l'avaient jeté
dehors et étaient allés retrouver en voiture le
troisième complice, qui les attendait sur la place du
village. Ils s'étaient rendus ensemble jusqu'au
fossé où ils avaient brûlé la voiture de
Larrea. Ensuite ils étaient montés tous les trois
dans la Laguna et l'avaient conduite jusqu'à la cuvette
où ils y avaient mis le feu. Un crime simple, propre, bien
organisé.
⁃ Ce qui m'étonne, c'est
que vous l'ayez découvert, et aussi vite.
⁃ La police a tout le temps nécessaire,
Manrique, dis-je, et l'habitude d'enregistrer et de classer toutes les
informations qui tombent entre ses mains, ce qui n'est pas peu.
C'est ce que vous avez oublié quand vous avez
décidé de plomber quelqu'un et que vous n'avez
consacré que quelques jours à la préparation et
quelques heures à la conclusion du travail. Vous laissez
toujours un tas de fils sur lesquels tirer.
⁃ Dans mon pays, on ne nous aurait pas
retrouvé, je le jure.
⁃ Vous n'êtes pas dans votre pays.
Il faut connaître les règles de l'endroit où l'on
joue, avant de tenter sa chance et de distribuer les cartes.
⁃ Je suis né à Petare, sergent,
une des zones fermières qui entourent Caracas.
Là-bas il n'y a pas de règles. Là-bas
tu tires et personne ne te pose de questions.
⁃ Je suis
désolé. Dommage que vous ne soyez pas né
ailleurs, lui répondis-je.
Je le pensais vraiment. Si seulement Manrique et ses
collègues étaient nés dans un endroit où la
vie valait plus qu'une poignée de pesos, et si seulement le
malheureux Larrea n'avait pas eu la mauvaise idée de frayer avec
des gens comme eux, qui allaient lui ouvrir la tête comme on
pèle un kiwi. Mais la vie, qui est parfois une chienne, a
ses conjonctures, et c'est la raison pour laquelle il faut des gens qui
font ce que je fais, bien que ce soit un travail dans lequel même
les réussites ne permettent pas de se réjouir.
Nous appelâmes Angela Ramírez. Au début, elle
ne voulut pas nous croire.
⁃ Vous les avez
arrêtés? Déjà?
Nous lui
expliquâmes ce que nous pouvions, et ce qui me semblait
nécessaire. Cette femme, passé le moment
d'étonnement initial, exprima sa gratitude:
⁃ Vraiment, je ne sais comment...Je pensais que
pour vous ce n'était qu'une affaire de routine, un dealer de
plus, mort parce qu'il avait mis les pieds là où il ne
fallait pas. Je pensais que vous ne feriez aucun effort pour lui.
Le malheur c'est
qu'elle avait en partie raison. C'était une affaire de
routine. Pereira la revendrait au colonel du commandement de
Madrid, et lui le remercierait sans trop de simagrées.
⁃ Pour nous, personne ne vaut
mieux qu'un autre, madame, lui dis-je pourtant. Personne ne
mérite de se faire tuer et que personne ne s'en préoccupe.
Après
avoir raccroché, je me sentis mieux. Je n'avais pas menti
à la veuve. J'étais parvenu, enfin, à sentir
que Marcos Larrea était mon mort, et qu'il était
important pour moi d'avoir trouvé ceux qui s'étaient
débarrassé de lui aussi cruellement. S'il se
trouvait quelque part, j'espérais que le résultat final
le réconfortait. Et qu'il reposait en paix.
(Traduction:
Sarah Leclerq)